Présentation par Olga L.
González1 et Laurent
Laniel2
La Colombie est aujourd’hui sans conteste le premier
fournisseur de cocaïne au monde. Les Nations
unies estiment ainsi que près de 400 tonnes de
chlorhydrate de cocaïne ont été produites
illégalement dans ce pays en 2004, soit largement
plus de la moitié du total mondial de 687 tonnes.
Depuis le milieu des années 1990, c’est aussi
sur le territoire colombien que se trouvent les plus grandes
superficies (80 000 hectares) plantées en coca, l’arbuste
dont les feuilles sont utilisées pour fabriquer la
cocaïne3.
Avec la montée en puissance du narcotrafic, la Colombie
s’est profondément transformée.
On ne saurait pourtant accuser de laxisme les gouvernements
qui se sont succédés à la tête
du pays. En effet, la Colombie mène la « guerre
à la drogue » sans relâche depuis environ
vingt ans, et ce alors même qu’un conflit armé
sévit dans de nombreuses régions. Avec deux
millions de personnes déplacées à cause
de cette guerre civile, c’est l’un des pays
au monde qui compte le plus grand nombre de réfugiés
internes. Durant les cinq premières années
du XXIe siècle, la guerre à la drogue, sous
le nom de « Plan Colombie », s’est confondue
avec le combat contre la subversion et a fait l’objet
d’une mobilisation sans précédent. Celle-ci
a vu les États-Unis s’impliquer ouvertement
dans ce pays et y déverser 4 milliards de dollars
d’aide, essentiellement pour des programmes militaires
et policiers de lutte antidrogue et de lutte antiguérilla.
L’intérêt que revêt pour nous
la Colombie n’est pas seulement académique
ou humanitaire. Les évolutions de son conflit et
de son industrie illégale mondialisée nous
concernent directement. En effet, la France est l’un
des marchés de consommation vers lesquels la production
colombienne de cocaïne s’exporte. Plus de 4 tonnes
de cette drogue ont été saisies sur le territoire
français en 20034.
La consommation et le trafic de chlorhydrate (cocaïne
en poudre) et de crack (base de cocaïne) préoccupent
l’État français et de vastes pans de
la société. D’importants fonds publics
sont consacrés à la lutte antidrogue, grevant
d’autant le budget national. En retour, il faut admettre
que l’existence d’une forte demande de cocaïne
en France – l’OFDT
estime qu’un million de Français en ont consommé
au moins une fois dans leur vie5
– explique l’existence d’une partie de
la production en Colombie, et de ses effets délétères.
Il est d’autant plus légitime de s’intéresser
à ce pays que le Plan Colombie a pris fin récemment,
en septembre 2005. Il est temps aujourd’hui d’en
tirer un premier bilan. Ses résultats sont décevants
: tout semble se passer comme si, paradoxalement, «
l’ennemi » se trouvait renforcé par la
guerre qui lui est livrée. L’essentiel des
fonds a été consacré aux aspersions
aériennes d’herbicide. En raison des risques
qu’il implique pour l’environnement et la santé
humaine, ce programme est très controversé
en Colombie et dans les pays limitrophes6.
De plus, il n’a pas permis de réduction significative
de la surface dédiée aux cultures de coca.
Les plantations de coca, qui étaient auparavant présentes
dans quelques départements seulement, se trouvent
désormais dans à la plupart d’entre
eux. En outre, les superficies cultivées en coca
en Bolivie et au Pérou sont en augmentation. Sur
le plan de la lutte antiguérilla, les résultats
ont été nuancés. Les FARC
contrôlent toujours des régions périphériques
et conservent une force de frappe. Quant aux paramilitaires,
dont les liens avec le trafic de drogue sont flagrants,
ils se sont considérablement renforcés...
Ce sont là quelques uns des principaux enjeux auxquels
renvoie la complexe situation colombienne. Ce sont ces enjeux
que les contributeurs à ce dossier, fruit d’une
collaboration entre le GAC7
et l’INHES8,
s’attachent à mieux cerner. Certains des articles
sont issus de communications présentées au
Colloque international sur les cultures à usage illicite
dans la région andine9.
Organisée à l’Unesco par le GAC en mai
2004, cette conférence avait réuni à
Paris quelques uns des meilleurs spécialistes mondiaux
de la question, auxquels sont venus s’ajouter, pour
enrichir le dossier, d’autres auteurs tout aussi compétents.
L’INHES s’est ainsi donné les moyens
de publier, pour la première fois en langue française,
un état des lieux de la problématique des
drogues illicites en Colombie. Ce recueil d’articles
inédits, agrémenté de cartes élaborées
notamment à partir d’observations
satellitaires par les Nations unies (ONUDC-Bogota),
devrait susciter l’intérêt des lecteurs,
chercheurs, praticiens ou décideurs qui s’intéressent
aux substances prohibées et à l’Amérique
latine, mais également aux politiques publiques et
à leur évaluation, voire à la théorie
de l’État.
Le dossier s’ouvre sur la contribution de l’économiste
américano-colombien Francisco Thoumi, qui met en
perspective historique et géopolitique le problème
du contrôle des drogues dans les pays andins, et plus
particulièrement en Colombie. Initialement, durant
l’époque coloniale, ce contrôle gouvernemental
s’est appliqué à la feuille de coca
afin d’en réguler le commerce et la consommation.
Il s’agissait alors d’une mesure progressiste,
adoptée pour le bien des Indiens. Au XXe siècle,
cette histoire est scandée par diverses ruptures.
D’abord, l’inclusion de la feuille de coca sur
la liste des substances interdites par les Nations unies
en 1961. Ensuite, l’émergence d’un marché
illicite mondialisé de la cocaïne, qui ouvre
la scène colombienne à de nouveaux acteurs
: les grands « cartels » et les États-Unis
d’Amérique. Une nouvelle rupture prend forme
au cours des années 1990 : aux grandes organisations
hiérarchisées se substituent plus de 150 cartelitos
(« petits cartels ») fonctionnant en réseau,
tandis que les stratégies de lutte s’orientent
vers la répression des producteurs agricoles par
l’aspersion aérienne d’herbicide à
grande échelle.
Ce décor planté, les deux articles suivants
analysent les relations qu’entretiennent actuellement
l’industrie des drogues illicites et le conflit armé.
Ricardo Vargas examine les politiques publiques menées
par Bogota et Washington pour lutter contre la drogue en
Colombie et montre qu’elles sont inefficaces, du fait
d’une double confusion. D’abord, au nom d’une
lutte antidrogue entrée en symbiose, depuis le 11
septembre 2001, avec la lutte antiguérilla (rebaptisée
« antiterroriste »), elles se trompent de cible.
En effet ces politiques s’attaquent aux cultivateurs
de coca et de pavot à opium, pauvres et sans défense,
ainsi qu’aux groupes de guérilla d’extrême
gauche qui les « protègent ». Ces acteurs,
bien qu’impliqués dans les phases initiales
de la chaîne illicite de la cocaïne, sont loin
d’en être les principaux bénéficiaires.
Ensuite, l’auteur pointe une erreur quant aux moyens
: en employant des solutions militaires classiques, la stratégie
américano- colombienne est paradoxalement mal armée
pour mener une lutte efficace contre des organisations trafiquantes
réticulaires et de taille réduite. De surcroît,
cette stratégie ne cible que timidement les paramilitaires
d’extrême droite pourtant fortement impliqués
dans le trafic. Le sociologue colombien suggère que
cette inadaptation de l’action publique à la
réalité est due au fait que ses prémisses,
erronées, sont élaborées avant tout
pour qu’il soit possible de l’évaluer.
Conformément aux « théories »
managériales qui président depuis quinze ans
à l’action publique américaine, cette
évaluation requiert des indicateurs chiffrés
permettant de mesurer le rapport coût/efficacité
des politiques. L’impact concret, sur le terrain,
de mesures reposant sur de tels fondements passe alors au
second plan. Résultat de cette involution des fins
et des moyens : la stratégie n’est pas parvenue
à venir à bout de la guérilla, et moins
encore des paramilitaires et du trafic de stupéfiants
qui se voient plutôt renforcés (lire
ou télécharger l'article de Ricardo Vargas in extenso
ici). En outre, elle s’accompagne d’effets
pervers en cascade.
Ces effets pervers pourraient bien être structurants,
comme le signale l’économiste colombien Gustavo
Duncan dans un essai en forme d’enquête aux
frontières de l’État. Au milieu des
années 1990, certains secteurs de l’État
colombien ont sous-traité la lutte contre la subversion
de gauche aux armées privées des narcotrafiquants
et autres propriétaires terriens. Cette privatisation
de fonctions régaliennes cruciales au profit de capitalistes
ruraux constitue une conséquence de l’impuissance
de l’État à monopoliser la violence.
Mais, mutatis mutandis, en ce début de XXIe siècle,
elle en est aussi devenue une cause, car les paramilitaires,
qui auparavant oeuvraient pour les chefs des cartels, se
sont autonomisés. Dorénavant, leurs armées
se font appeler « autodéfenses » et se
trouvent au service de véritables « seigneurs
de la guerre » qui « possèdent »
les fonctions étatiques dans leurs zones d’influence.
De sorte que, toujours financées par les trafics
et la prédation du budget de l’État,
ces armées constituent désormais « un
élément structurel du pouvoir politique dans
les zones semi-urbaines et rurales du pays ». À
partir de ces sanctuaires provinciaux, où ils se
sont enkystés, les seigneurs de la guerre lancent
leurs réseaux mafieux à la conquête
des métropoles colombiennes où l’État
exerce encore son influence. L’issue de cette entreprise
déterminera en partie la manière dont la Colombie
s’inscrira à l’avenir dans la mondialisation.
Les descriptions empiriques du fonctionnement de l’économie
des drogues illicites sont rares, si bien que débats
et politiques publiques reposent trop souvent sur des estimations
et des approximations, sur des raisonnements aux fondements
hasardeux, voire erronés, où l’idéologie
et la défense d’intérêts compensent
fréquemment l’ignorance de la réalité.
Il était important d’enrichir ce dossier d’ethnographies
décrivant les acteurs de la cocaïne et leurs
pratiques au plus près du terrain et aux deux extrémités
de la chaîne : de part et d’autre de l’Atlantique.
Oscar Jansson se livre ainsi à une analyse fine de
l’évolution des prix de la
pâte de coca10
dans le département du Putumayo, soumis aux aspersions
aériennes d’herbicide et à l’emprise
des groupes armés qui « taxent » les
producteurs. L’anthropologue suédois démontre,
point par point et faits à l’appui, que l’économie
de la cocaïne ne répond qu’indirectement
aux lois de l’offre et de la demande : elle est régulée
(par les acteurs armés), et non pas libre. La stratégie
d’aspersion aérienne d’herbicide sur
les champs de coca est pourtant fondée sur la présomption
que la production de cocaïne résulte d’un
marché où offre et demande peuvent s’exprimer
librement. Damián Zaitch, pour sa part, s’est
penché longuement sur les facteurs qui font du port
néerlandais de Rotterdam un lieu d’activité
privilégié pour les Colombiens qui importent
de la cocaïne en Europe. L’étude ethnographique
minutieuse du criminologue argentin révèle
notamment que les trafiquants colombiens sont loin d’être
aussi bien organisés qu’on le croit souvent.
De plus, il apparaît qu’ils perçoivent
les risques posés par le travail policier comme secondaires
par rapport à d’autres facteurs susceptibles
de nuire à leur activité.
Le dossier se clôt sur un ton plus polémique,
avec deux évaluations, l’une positive et l’autre
négative, du Plan Colombie. Les enjeux sont d’importance
car il s’agit de savoir si les 4 milliards de dollars
qu’y ont investis les États-Unis ont permis
ou non de réduire les quantités de drogues
importées sur le marché américain.
Pour Juan Carlos Buitrago, officier de la Police
nationale de Colombie, les aspersions aériennes
d’herbicide et, plus généralement, la
politique de la présidence colombienne en matière
de sécurité ont enregistré des succès,
notamment une réduction significative des superficies
cultivées en coca et en pavot. Mais l’État
colombien reste confronté à de grands défis
en termes de gouvernance, si bien que la communauté
internationale se doit de continuer à appuyer politiquement
et financièrement ses efforts. À l’opposé,
Adam Isacson, coordinateur du projet sur la Colombie du
Center
for International Policy, l’une des ONG de Washington
les plus en vue sur ce sujet, soutient que le bilan du Plan
Colombie est négatif. D’après lui, l’argent
public américain serait mieux investi dans des programmes
d’aide à la justice et à la société
civile colombiennes afin de combattre l’impunité
dont bénéficient, en particulier, les paramilitaires.