La "guerre mondiale" contre la drogue est-elle un
combat vital pour l'humanité ? Une cause commune
pour des systèmes aussi divergents que les Etats-Unis,
la Chine ou le monde arabo-musulman ? Ou ne serait-elle
qu'une croisade ruineuse, fondée sur des présupposés
avant tout idéologiques, qui fait exploser la population
carcérale et vampirise les budgets affectés
à la sécurité, tout en échouant
à réduire de façon significative la production
et la consommation de drogues ?
Rarement les visions antagoniques qui s'affrontent sur ce
problème complexe auront été aussi manifestes
que durant la conférence récemment organisée
à Vienne par l'Office des Nations unies sur la drogue
et le crime, l'Onudc (ex-Pnucid), afin de tirer un bilan à
mi-parcours, cinq ans après la session extraordinaire
de l'Assemblée générale de l'ONU sur
la lutte contre la drogue, à New York, en 1998.
Dans la grande salle de l'Austria Center de Vienne, les
délégations de quelque 116 pays (dont plus
de 70 étaient représentés au niveau ministériel,
les 16 et 17 avril) se sont félicitées
des progrès accomplis et de l'adhésion
"presque universelle" aux conventions internationales,
datant de 1961, 1971 et 1988, pour le contrôle des drogues.
Tandis que, à l'étage au-dessus, un "centre
civique" accueillait les discussions d'experts invités
par des organisations non gouvernementales (ONG) "dissidentes",
qui jugent inefficace la prohibition totale des drogues. Bien
peu de délégués officiels se sont aventurés
jusqu'au "centre civique", où les discours
étaient pourtant plus modérés que radicaux.
Mais, dans les couloirs autour de la conférence onusienne,
on percevait le malaise d'un certain nombre de pays qui mettent
l'accent sur la prévention ou sont favorables à
la dépénalisation de la consommation de cannabis
et n'acceptent pas d'être stigmatisés comme les
"maillons faibles" d'une sorte de guerre sainte
dont les objectifs leur paraissent aléatoires.
La Suisse, le Canada, la Belgique, les Pays-Bas, l'Espagne,
le Portugal, le Luxembourg ou le Royaume-Uni - qui ont
déjà assoupli, ou s'apprêtent à
le faire, leur politique en matière de cannabis -
n'ont pu empêcher que, dans sa déclaration finale,
la conférence de Vienne se déclare "gravement
préoccupée"par les approches libérales.
Celles-ci "risquent de remettre en cause le régime
de contrôle international des drogues" et "ne
sont pas en accord"avec les trois conventions onusiennes,
dont le directeur général de l'ONUDC, l'Italien
Antonio Maria Costa, exige que soient respectés non
seulement "la lettre", mais aussi "l'esprit"- ce
qui restreint beaucoup la marge d'interprétation des
gouvernements.
"On croirait entendre une lecture fondamentaliste du
Coran", ironisait, à mi-voix, le chef d'une délégation
officielle européenne. M. Costa a aussi irrité
les représentants du gouvernement canadien, qui lui
reprochent d'avoir favorisé certaines ONG - supporteurs
de la ligne prohibitionniste - au détriment de
celles qui ont adopté un point de vue plus critique.
En intitulant son rapport "Des progrès encourageants
dans la réalisation d'objectifs encore lointains",
le nouveau chef de l'ONUDC a pourtant pris soin de se démarquer
du triomphalisme affiché par son prédécesseur,
le très contesté Pino Arlacchi (remercié
prématurément début 2002), dont
la nomination comme "M. Drogue" des Nations
unies avait coïncidé avec les objectifs ambitieux
fixés il y a cinq ans à New York : il s'agissait
de réduire de façon substantielle ou même
d'"éliminer", d'ici à 2008, la production,
le trafic et l'abus de drogues, en agissant sur l'offre comme
sur la demande.
M. Costa admet que les succès enregistrés
- régression de la culture de la coca, stabilisation
autour de 4 400 tonnes de la production d'opium
et d'héroïne, limitation à quelques dizaines
de milliers par an du nombre de décès liés
aux drogues, coût moindre mais efficacité accrue
des politiques de prévention et de traitement par rapport
à la seule répression - cachent "d'importantes
réorientations au plan géographique" :
en clair, un déplacement du problème et non
sa solution.
En dépit des 50 milliards de dollars actuellement
consacrés à cette "guerre" bientôt
séculaire, 13 millions de personnes s'adonnent
toujours aux opiacés - comme à la fin des
années 1990 -, et "la situation s'est
détériorée dans plusieurs pays situés
le long des itinéraires de trafic de l'héroïne
en provenance d'Afghanistan", notamment en Asie centrale,
en Iran et surtout en Russie, où la toxicomanie explose,
aggravée d'une expansion dramatique du virus du sida.
Le cas de l'Afghanistan incite l'ONUDC à la modestie :
la chute spectaculaire de la culture du pavot, en 2001, était
due à un interdit religieux formulé par les
talibans, mais celle-ci a repris de plus belle sous le régime
"démocratique" du président Karzaï,
en l'absence de meilleures sources de revenus pour les paysans.
Enfin, la baisse de l'abus d'opiacés ou de cocaïne,
en Europe occidentale ou aux Etats-Unis, est compensée
par la hausse des drogues de synthèse, amphétamines
ou ecstasy, surtout en Asie du Sud-Est. Quant à l'Amérique
latine, où M. Arlacchi a fêté en
février 2001 la réussite du plan bolivien
Coca Zéro, vitrine de sa politique de développement
alternatif, la destruction des champs de coca, surtout en
Colombie, n'a été obtenue qu'au prix d'un programme
controversé d'épandage de produits chimiques
(d'origine américaine) qui ruinent durablement les
sols.
:: ONG MAL-PENSANTES
Les ONG mal-pensantes, parmi lesquelles le Comité
des sages mis sur pied par le Réseau des fondations
européennes (Groupe de Senlis), ont demandé
en vain une réévaluation des stratégies,
voire des conventions elles-mêmes. Même les pays
qui jugent le corpus des textes onusiens intouchable pour
le moment s'inquiètent de voir tout un pan de la communauté
internationale, Etats-Unis en tête, remettre en cause
les politiques de "minimisation des risques"(Harm
Reduction), telles que l'échange de seringues pour
lutter contre la diffusion du sida, ou encore l'analyse gratuite
de comprimés d'ecstasy, pratiques jugées aussi
"perverses" qu'incompatibles avec la " tolérance
zéro"professée à Washington. Le
gendarme américain n'hésite pas à menacer
ses voisins canadiens de représailles économiques
s'ils osent modifier leur législation sur le cannabis.
La Russie et l'Ukraine ont aussi bloqué, à Vienne,
une résolution encourageant les traitements de substitution,
dont bénéficient les deux tiers des 150 000 toxicomanes
recensés sur le sol français.
Ce discours intransigeant rencontre un large écho
dans des pays - Chine, Japon, Iran, ex-URSS ou monde
arabe - qui privilégient une attitude répressive
et pensent y trouver de quoi plaire à peu de frais
aux Etats-Unis. Les "anti-prohibitionnistes"ont
en revanche été surpris d'entendre M. Costa
faire sans sourciller l'éloge de la Thaïlande,
où la "guerre à la drogue"a causé
2 000 morts en six mois - une véritable
orgie d'exécutions capitales, y compris de femmes enceintes.
Il a fallu des décennies pour que, sur une partie
au moins de la planète, les toxicomanes soient traités
comme des malades plutôt que comme des délinquants.
Il faudra sans doute un certain temps avant que les partisans
d'une approche moins rigide du problème de la drogue
puissent se faire entendre à un forum onusien. "Peut-être
la proposition d'ajouter le tabac à la liste des produits
prohibés par les conventions des Nations unies, écrit
l'hebdomadaire britannique The Economist, -ramènerait-elle-
un peu de bon sens dans la guerre contre la drogue."
Joëlle Stolz
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27.04.03 |